Microtransaction et “loot box”, un jeu d’argent sans régulation ?
- master1ipituvsq
- 7 mars 2019
- 7 min de lecture
Dernière mise à jour : 12 mars 2019
Il pèse 4,9 milliard d'euros et a progressé de 15 % en 2018 : en France, le jeu vidéo se porte bien, selon une étude du syndicat des éditeurs de logiciels de loisirs (1). Ce marché se concrétise par la vente de jeux vidéos en “dur” ou dématérialisé, mais aussi par le visionnage de vidéos sur des plateformes tel que Youtube ou Twitch.
Dans le royaume de la vente dématérialisée du jeu vidéo, les microtransactions sont reines. Ces microtransactions sont destinées à acheter des biens dématérialisés inclus dans des logiciels (ici de jeux vidéo). Les jeux les plus joués comme "Fortnite”(2) ou le tout nouveau “Apex Legend” fondent leurs modèles économiques entiers sur ces microtransactions. Ces jeux dits “free to play” sont gratuits à l’utilisation, et c’est notamment grâce à cette gratuité qu’ils peuvent toucher une large population de joueurs, comme les jeunes écoliers, les étudiants sans argent, les joueurs du dimanche ou encore une large population de joueurs chinois très friands de contenus gratuits (3). Ce qui permet aux développeurs et surtout aux producteurs de se rémunérer, ce sont ces microtransactions. Massivement achetées par les joueurs, elles permettent d’accéder à un contenu “de luxe” qui permet de se différencier des autres (4). Ces microtransactions sont donc achetées avec de l’argent réel, soit directement, soit en passant par une monnaie virtuelle, par exemple les "V-bucks" pour le jeu vidéo “Fortnite”.
I) L’absence d’appréhension juridique française du modèle économique “game as a service”
Le modèle économique “game as a service”, ou service de jeu vidéo, s'est développé peu à peu avec l’implémentation de microtransactions, notamment par les “DLC” ou contenu additionnel jouable payant. Ce modèle dépasse aujourd’hui les barrières juridiques, car les microtransactions font partie intégrante du jeu vidéo et sont aujourd’hui différentes du contenu jouable additionnel (A). Le législateur français tarde à reconnaître ce système et ces nouvelles problématiques (B).
A) Les “loot box”, nouvelles méthodes de microtransactions
Les joueurs ont la possibilité d’acheter des “loot box”, (“coffre à butin" en français), ou d’en obtenir gratuitement en gagnant des niveaux dans le jeu. Elles contiennent des objets de personnalisation et modélisation du personnage du joueur, des améliorations de jeu (permettant de débloquer des nouvelles capacités pour le personnage que l’on incarne, ou encore des “skins”, objets de modélisation de ce personnage) et autres objets dématérialisés. Ces “loot box” se sont surtout démocratisées dans les années 2010 via le jeu “Counter Strikes GO”, et plus récemment par le jeu “Overwatch” sorti en 2016. Le problème de ces “loot box”, c’est qu’elles utilisent un système proche des jeux de hasard : le contenu de ces “loot box” est aléatoire, ainsi le joueur peut obtenir du contenu plus ou moins rare, et par conséquence plus ou moins cher.
C’est grâce à ce modèle économique qu' Epic Games, le développeur et producteur du jeu "Fortnite", a pu effectuer une levée de fonds pour une introduction en bourse valorisée à 15 milliard de dollars (5).
Ce modèle s’impose d’ailleurs peu à peu comme celui du futur pour bien des acteurs du jeu vidéo.
Plusieurs problématiques nouvelles ressortent de ce modèle de “caisse numérique” très proche des jeux de hasards. Il concerne des jeunes, voire de très jeunes joueurs (l’âge minimal sur "Fortnite" est de 12 ans, mais beaucoup d’enfants plus jeunes y jouent). Certains youtubeurs ont d’ailleurs été accusés de promouvoir dans leurs vidéos l’achat de ces “loot box” ainsi que des sites web tiers qui exploitent un système proche de celui des “loot box” appelé “mystery box”, dont le système repose encore plus sur le hasard (6).
B) Les “loot box” vu par le législateur français
En droit français, les loteries sont interdites par l’article L322-1 du code de la sécurité intérieure. Une loterie interdite doit comporter quatre critères : l’existence d’une offre publique, offrant en l'échange d'un sacrifice financier du joueur, l'espérance d'un gain fonction au moins de manière partielle, selon l’intervention du hasard.
A ce sujet, une question a été posée par le sénateur Jérôme Durain au secrétaire d’Etat chargé du numérique, Mounir Mahjoubi. La réponse du secrétaire d’Etat fait état du fait qu’il existe une autorité indépendante en charge de la régulation des jeux d’argent en ligne, l’ARJEL, et du fait que “les loot boxes qui ne tombent pas dans la définition légale des loteries, soit parce qu'elles sont gratuites en pratique, soit parce qu'elles ne donnent pas à espérer une récompense réelle, appellent un examen scientifique approfondi de leurs effets sur la psychologie et le bien-être des joueurs, qui permettra d'informer les actions à mener éventuellement vis-à-vis de ces pratiques.”.
Cependant, l’ARJEL, questionné par l’UFC que choisir fin 2017, conclut sur 3 types de microtransactions problématiques : “1° Les micro-transactions au caractère « quasi-obligatoire » qui s'ajoutent au prix d'achat sans que le joueur n'en soit préalablement informé. Un point qui ne relève pas de l'Arjel, mais de la DGCCRF. 2° Les boîtes au contenu aléatoire, « qui reviennent à introduire un jeu payant de loterie dans un jeu vidéo ». 3° Les boîtes dont le contenu peut être revendu en monnaie réelle soit sur la plateforme de l'éditeur, soit sur des sites tiers. Ici il y a sacrifice financier et espérance de gain en argent, ce qui correspond au périmètre de l'Arjel (7).”.
Les premières microtransactions concernent les “pay to win” ou “payer pour gagner” dans la langue de Molière. Ce sont des jeux dans lesquels les transactions permettent d'obtenir un avantage, où le joueur ayant payé sera favorisé. C’est un réel problème, car aujourd’hui les compétitions de jeux vidéos permettent à beaucoup de gagner de l’argent. Certaines font gagner des sommes astronomiques aux joueurs : une compétition sur le jeu "Fortnite" offre même un prix de 100 millions d’euros au vainqueur (8). En dehors des problèmes de triche, les jeux doivent mettre les joueurs sur un pied d'égalité. De plus, dans certains jeux vidéos tels que “World of Warcraft”, le système de “loot” (de recherche de butin et d’items) est très présent et certaines “guildes” (9) ne vont s'intéresser qu'à certains joueurs et ce en raison de l’argent réel que ces derniers investissent dans le jeu (10).
II) L’appréhension juridique du modèle de service de jeux vidéos à travers le monde
Certains Etats à travers le monde ont voté des lois sur ce nouveau modèle économique, les lobbies le défendant sont cependant très puissants car beaucoup d’argent est en jeu (A). C’est pourquoi il est urgent qu’une législation commune soit créée pour encadrer ces pratiques qui touchent les justiciables dès le plus jeune âge (B).
A) Les législations étrangères prenant en compte ce modèle
La Belgique, après une étude poussée sur ce système, a choisi d’interdire ces “loot box” car elle les assimile à des jeux de hasards (11). Selon Peter Naessens, Directeur à la Commission des jeux de hasard: « les loot boxes payants ne sont pas un élément innocent des jeux vidéo qui se présentent comme un jeu d’adresse. Les joueurs sont séduits et trompés et aucune mesure de protection en matière de jeux de hasard n’est appliquée. Maintenant qu’il est clair qu’en particulier les enfants et les personnes vulnérables sont ici exposés sans protection, les fabricants de jeux mais aussi les parties concernées sont appelés à mettre fin à cette pratique ». Un bras de fer juridique s’est alors immédiatement engagé entre les lobbies des gros éditeurs de jeux vidéo États-Uniens (notamment Electronic Arts) et la Belgique (12). Les Pays Bas ont aussi auparavant estimé que ces “loot box” étaient des jeux de hasard, et qu’ils violaient la loi néerlandaise “Betting and gaming act”, et ont exprimé la volonté de créer un groupe de travail européen afin de s’occuper du problème (13).
La Chine exprime un autre point de vue en la matière. Le gouvernement chinois a adopté sur les “loot box” une loi obligeant les éditeurs de jeux vidéos à clarifier les taux de probabilité d’obtenir du butin (les items recherchés) dans tous les jeux utilisant un système de coffres dont le contenu est distribué au hasard (14).
Dans la pratique, dans l’Union Européenne, seuls certains éditeurs de jeux vidéo informent les joueurs du pourcentage de chance de récupérer des items selon leur rareté. Et les chiffres fournis le sont uniquement par l’éditeur du jeu vidéo et ne sont en aucun cas vérifiés par une agence spécialisée et indépendante.
B) La nécessité d’une législation commune au sein de l’Union européenne
Il est urgent que l’Union européenne s’empare du sujet car certains jeux vidéos reposant uniquement sur ce modèle économique peuvent inciter les joueurs à acheter massivement ces “loot box”. Sur le jeu "Fortnite" (40 millions de joueurs actifs et 125 millions de joueurs inscrits) et "Apex Legend" (25 millions de joueurs), le fait d’acheter un “skin” (une modélisation du personnage ou de l’arme) coûte une dizaine d’euros, et dix “loot box” coûtent 10 euros. Si l’on désire obtenir un certain “skin”, il faudra parfois débourser jusqu’à 300 euros en “loot box” afin de l’obtenir, car les probabilités de gagner les “skin” les plus rares sont très basses. L’éditeur du jeu attire donc les joueurs vers ces “loot box”, car le prix des “skins” à l’unité est plus cher. De plus, dans certains jeux, le joueur a la possibilité de tester gratuitement le système de “loot box” : il en gagne à chaque palier de niveau dépassé. Tout ce système mis en place attire le joueur vers l’achat.
Ainsi, des joueurs de plus en plus jeunes sont touchés par cette stratégie, car il existe des centaines de vidéos où des youtubeurs et autres vidéastes ayant beaucoup d’abonnés dépensent des centaines voire des milliers d’euros dans ces "loot box" (15).
Pendant longtemps, nul ne pouvait savoir si ces vidéastes avaient un partenariat avec l’éditeur du jeu vidéo auquel ils jouent devant des milliers d'internautes. Mais depuis 2016, l’action soutenue de la DGCCRF (16) et son enquête auprès d’une dizaine de youtubeurs conclut que nombre d’entre eux ne respectait pas la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse (17).
Pour l’instant, seuls l’ARJEL en France ainsi que 15 autres régulateurs européens (Lettonie, République Tchèque, Ile de Man, Espagne, Malte, Jersey, Gibraltar, Irlande, Portugal, Norvège, Pays-Bas, Royaume-Uni, Pologne, Autriche) et l’Etat de Washington aux Etats-Unis participent à une étude visant à analyser les caractéristiques des jeux vidéo et des jeux sociaux, c’est à dire, les « DLC et les jeux gratuits téléchargeables sur mobile essentiellement », afin d'entamer un dialogue informé avec l'industrie. Ces régulateurs ajoutent « qu'il sera de l'intérêt de ces opérateurs (les plateformes et les éditeurs de jeux vidéo) de dialoguer avec les autorités de régulation". Le système d’autorégulation brandit par des acteurs du secteur tel que ”Electronic Arts” paraît donc très compromis, et dans le contentieux opposant l’éditeur à la Belgique le vent semble tourner au profit de l’interdiction Belge du système de “lootbox”.
Benjamin Kahn.
(1) https://www.afjv.com/news/9546_chiffre-d-affaires-du-marche-francais-du-jeu-video-en-2018.htm
(2) Voici une vidéo expliquant l’essort de l’esport et du jeu fortnite: https://youtu.be/uUlJarbHrMU
(3) https://www.lemonde.fr/pixels/article/2019/02/22/fortnite-apex-legends-l-avenir-passera-t-il-par-les-jeux-video-gratuits_5426604_4408996.html
(4) https://www.afjv.com/news/9466_l-economie-des-microtransactions-dans-le-jeu-video-part-1.htm#part1
(5) https://www.boursier.com/actions/actualites/news/epic-games-et-son-jeu-fortnite-valorises-15-milliards-de-dollars-779197.html
(6) https://www.lemonde.fr/pixels/video/2019/01/09/loot-boxes-des-youtubeurs-accuses-d-inciter-les-enfants-a-jouer-a-des-jeux-d-argent_5406967_4408996.html
(7) La réponse de l’ARJEL à l’UFC que choisir: https://cdn2.nextinpact.com/medias/arjel-lootboxes-ufc.pdf
(8) https://www.epicgames.com/fortnite/competitive/fr/news/fortnite-world-cup-details
(9) Des groupes de joueurs qui s'entraident afin de progresser dans un jeu vidéo.
(10) https://www.nextinpact.com/news/107514-leconomie-souterraine-donjons-world-of-warcraft.htm
(11) https://www.gamingcommission.be/opencms/opencms/jhksweb_fr/gamingcommission/news/news_0061.html
(12) https://www.lesechos.fr/11/09/2018/lesechos.fr/0302238304843_jeu-video---bataille-judiciaire-en-vue-entre-ea-et-la-belgique-sur-les-lootboxes.htm
(13) https://www.gamesindustry.biz/articles/2018-04-19-loot-boxes-in-leading-games-violate-dutch-gambling-legislation
(14) http://www.jeuxvideo.com/news/580329/la-chine-vote-pour-plus-de-transparence-pour-les-loot-boxes.htm
(15) Voici une vidéo démontrant à la fois le pourcentage du système de “loot box”, et illustrant la dépense d’argent d’un youtubeur dans ces “loot box”: https://www.youtube.com/watch?v=yA2QRoztskI&feature=youtu.be
(16) https://www.nextinpact.com/news/98944-la-dgccrf-sattaque-aux-contenus-sponsorises-sans-mention-claire-sur-youtube.htm
(17) Voir l’article à paraître sur le blog sur l’affichage de la publicité financière sur internet.
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